Entrevue avec un community organizer : Jean-Michel Knutsen
Les dispositifs de démocratie participative comme les conseils de quartiers ou les budgets participatifs se développent en France. Leur point commun est d’être impulsé et mené par les collectivités. En complément de l’échange avec Hélène Balazard, iD City approfondit une approche innovante de la participation citoyenne. Celle de la structuration de l’intelligence collective par le community organizing. Nous sommes partis à la rencontre de l’un des rares community organizer français afin d’en apprendre plus sur sa conception de l’organisation collective.
Jean-Michel Knutsen est devenu community organizer en travaillant pour Citizens UK en 2015. Depuis son retour en France, en 2017, il a fondé l’association “Organisez vous !” qui est dédiée à l’accompagnement des mouvements sociaux et la création de coalitions associatives.
Comment êtes-vous devenu Community organizer ?
J’ai entendu parler de community organizing pour la première fois en 2008, quand j’ai commencé à travailler dans le cabinet de Ségolène Royal, en Poitou-Charentes. A ce moment-là, le monde entier était rivé sur les élections américaines et sur le succès d’un certain Barack Obama, dont les méthodes de mobilisation avaient pris tous ses adversaires par surprise. En France, il y avait beaucoup d’articles sur le fait que son premier métier avait été “community organizer”. On se demandait ce que cela voulait dire, et surtout en quoi ça l’avait aidé à organiser sa campagne, le propulsant du statut d’outsider à celui de premier président noir des Etats-Unis.
Dans ce contexte, la personne avec qui je travaillais au cabinet m’a un jour apporté deux textes pour que j’en fasse une traduction en français. Il s’agissait d’une part de la “senior thesis” d’Hillary Clinton et d’autre part de l’interview testament du community organizer Saul Alinsky (publiée dans Playboy magazine en 1972). Quand j’ai plongé dans ces textes et découvert concrètement ce que “community organizing” voulait dire, je me suis dit : ”c’est exceptionnel, je ne connais nul part en France où quelqu’un fait ça”.
Il y avait dans le community organizing une façon de voir la politique assez nouvelle pour moi, qui passait par un travail d’organisation collective au sein de la société civile. A l’origine, de part mon milieu social et mes études en science politique, j’avais une conception assez limitée de l’engagement politique, qui se réduisait soit à la participation aux instances représentatives traditionnelles, soit à l’activisme revendicatif. Or là je découvrais quelqu’un qui expliquait à la fois qu’ “on n’est pas obligé de participer à des règles qui nous ont été imposées”, mais aussi que “pour gagner on doit créer notre propre pouvoir et imposer nos propres règles”.
Cela m’a tellement marqué que, dès que j’ai eu l’opportunité de partir vivre en Angleterre, j’ai tout de suite cherché qui pouvait me former à cette nouvelle façon de militer. Après quelques temps, j’ai finalement pris contact avec l’association Citizens UK (qui est proche de l’IAF – Industrial Areas Foundation – l’organisation fondée par Saul Alinsky). J’y ai été formé au community organizing inspiré par Alinsky, une méthodologie aujourd’hui très critiquée dans le monde anglo-saxon, mais qui m’a donné de bonnes bases que j’ai pu approfondir par la suite.
Qu’est ce que vous entendez par Community organizing ?
Un effort de traduction est nécessaire. Parler de community organizing en France, c’est importer chez nous une expression anglo-saxonne qui ne veut pas dire grand chose en français.
En anglais, la “community” c’est un groupe de gens qui se retrouvent autour de ce qu’ils partagent : des valeurs, une histoire, un lieu de vie. Par exemple, pendant l’épidémie de COVID-19, les anglais et les américains parlent des “communities” en permanence pour décrire les groupes de gens qui, dans leurs quartiers ou leurs barres d’immeubles, se serrent les coudes pour faire face à la crise ensemble.
En français, c’est une toute autre histoire, parce que chez nous l’expression de “communauté” a été largement diabolisée. D’une part, la Révolution Française a bâti notre République sur la négation de la société civile et de ses pouvoirs. Et d’autre part, l’hégémonie culturelle de l’extrême droite s’est servie de ce républicanisme pour rejeter l’idée que les citoyens puissent se réclamer d’identités multiples. C’est comme ça que, dans le débat public, on a peu à peu glissé de la “communauté des citoyens” vers “le communautarisme qui menace la République”. Comme si, dès l’instant où des citoyens cherchaient à se rassembler, il s’agissait forcément d’une question d’identité, en vue de s’opposer plutôt que de rassembler.
C’est pour cela que chez nous la traduction de “community organizing” par “organisation communautaire” (comme peuvent le faire les québécois), n’a pas forcément de sens, parce qu’on utilise un vocabulaire qu’on ne maitrise pas tout à fait. Du coup je préfère plutôt parler d’organisation collective, qui est une expression que les syndicats utilisent encore aujourd’hui pour désigner un effort de structuration et de montée en puissance des travailleurs.
Alors que serait un processus d’organisation collective ?
Cela peut être tout et n‘importe quoi. S’organiser au sein d’un lieu de travail, au sein d’un quartier, entre femmes, entre personnes qui subissent des discriminations parce qu’elles sont exilées.
Il n’y a pas tellement de procédure type, pas de technique type de l’organisation collective. Par contre, si l’on revient à la définition de ce qu’est l’organisation collective, on voit qu’il s’agit avant tout d’un travail de structuration des citoyens mobilisés afin de monter en puissance et de gagner des combats ensemble. Quel que soit l’objet de la lutte et le lieu où l’on s’organise, l’objectif numéro un c’est de développer son pouvoir collectif.
Quand on va s’organiser, ce sera avant tout pour resserrer les liens de solidarité, pour grandir en tant que groupe et avoir suffisamment de poids pour être capable d’être à la table des négociations avec les décideurs pour faire avancer certains sujets.
Quelles sont les actions marquantes que vous avez menées en Grande Bretagne ?
Il y a 2 actions dont je suis assez fier.
La première a eu lieu quand je suis arrivé dans la région de l’Essex, dans la ville de Colchester. Ma première mission pour Citizens UK était d’aider à la structuration d’une coalition locale pour l’accueil d’exilés syriens. On a pu accueillir 200 personnes tout en donnant l’exemple à d’autres collectifs localement. L’effort d’organisation collective a donc eu un effet très concret sur le terrain, mais il a aussi permis de bouger les choses au niveau national. En effet, notre député local, qui était conservateur, a pris conscience de ce qui se passait et a pu influencer d’autres élus de la majorité. Ce qui a mené à la signature de l’amendement Dubs, permettant à des centaines de mineurs isolés de Calais d’être accueillis de façon légale en Angleterre.
C’est une belle leçon d’organisation car elle montre comment quelque chose qui est de l’ordre de l’enjeu local peut avoir une résonance au niveau national, si tout le monde réussit à s’entendre sur une même stratégie.
La deuxième action marquante pour moi a été celle par laquelle j’ai terminé mon engagement à Citizens UK : la fondation de ce qu’ils appellent une “Citizens Alliance” (une coalition inter-associatives) dans la Région de l’Essex, elle-même constituée de plusieurs alliances locales situées à Colchester, Chelmsford, Southend et Clacton-on-Sea (l’une des villes les plus pauvres d’Angleterre). Cette fois, ça a été le résultat de plus de deux ans de travail pour mettre autour de la même table des acteurs de la société civile a priori très différents : associations, syndicats, centres sociaux, lycées, universités, collectifs… L’objectif était de créer plus qu’un réseau : un système de liens de solidarité robustes qui permettent à la société civile de prendre de la force et d’avoir suffisamment de pouvoir pour lutter efficacement pour la justice sociale et le bien commun.
Là on est vraiment dans la définition de l’organisation collective parce que ce sont des acteurs qui, individuellement n’ont pas énormément de pouvoir mais qui, une fois rassemblés, ont tellement de puissance qu’ils sont capables d’imposer leurs revendications aux collectivités territoriales et aux grandes entreprises.
Par exemple, l’université de l’Essex cherchait à négocier depuis longtemps avec la compagnie de bus locale qui avait une politique tarifaire des plus punitives, notamment pour les plus démunis. En rejoignant la coalition associative, l’université a partagé cette préoccupation avec ses nouveaux alliés, et s’est rendue compte que la question du tarif des transports était partagée par tout le monde. Rassemblée autour de cette revendication commune, la coalition a alors été capable de lancer des actions de grande ampleur pour faire plier la compagnie de bus. J’en suis très heureux parce qu’au Royaume-Uni, les acteurs des transports ont été privatisés il y a plusieurs décennies et ils sont devenus très puissants (en s’enrichissant sur le dos des usagers). A tel point que même les collectivités territoriales ont parfois du mal à négocier avec eux. Or, grâce à l’effort d’organisation collective dans la région de l’Essex, les citoyens sont pour la première fois capables de faire entendre leur voix et de lutter efficacement pour un vrai retour aux services publics.
Vous réalisez un ensemble de recherche approfondi sur “Organisez vous !” quel est le but de ce travail pour un community organizer ?
J’insiste sur le travail de recherche car je pense que ce n’est pas pertinent de faire juste un copier-coller des méthodes Anglo-saxonnes pour les appliquer ensuite en France. Parce qu’il faut bien reconnaître que, de l’autre côté de la Manche, les valeurs, l’horizon politique ou la fabrique de la société civile sont très différentes. Du coup, même s’il y a beaucoup de passerelles à trouver avec l’Angleterre ou même les Etats-Unis, je pense qu’il est aussi fondamental de regarder ce qui a déjà eu lieu en France dans l’histoire de nos mouvements sociaux, afin d’identifier les gestes d’organisation collective qui ont déjà été pratiqués chez nous mais qu’on ne retrouve pas forcément aujourd’hui parce que la culture militante a changé.
En effet, les tactiques militantes et les stratégies d’actions collectives qu’on retrouve aujourd’hui en France sont souvent très différentes de l’organisation collective. Par exemple, on peut constater une très large utilisation des actions d’occupations, de manifestations, ou d’actions directes qui reposent toutes, globalement, sur une même théorie du changement : 1) mener une mobilisation symbolique ; 2) la relayer par les médias (sociaux puis traditionnels) pour obtenir le soutien de l’opinion ; 3) utiliser ce soutien pour faire pression sur les décideurs.
Une telle stratégie pouvait marcher dans les années 70 et 80, à une époque où les entreprises et les hommes politiques ne maîtrisaient pas encore complètement leur communication, mais aujourd’hui ce n’est clairement plus le cas. On l’a bien vu avec les échecs successifs de mouvements comme Nuit Debout, des Marches pour le Climat ou encore des Gilets Jaunes. Face aux citoyens mobilisés, les entreprises et les hommes politiques ont développé des dizaines de techniques pour étouffer les mouvements sociaux, inspirés des tactiques de contre-insurrection menées par les puissances impérialistes dans les pays qu’elles occupent.
Face à ce constat, ma réflexion c’est de trouver comment sortir du paradigme de l’activisme contemporain, en réinventant la pratique de l’organisation collective, telle que celle-ci a été pratiquée autrefois, par exemple pendant la grande Grève Générale de 1968.
C’est pourquoi mon association consacre beaucoup de temps et de ressources à la redécouverte de récits de lutte* oubliés qui peuvent nous inspirer aujourd’hui, comme la longue lutte des suffragettes françaises. Leurs récits ne sont racontés ni dans les manuels scolaires, ni à l’école, ni même dans la plupart des livres d’histoire. Pour les retrouver, il faut donc s’inspirer des méthodes de l’Éducation Populaire et creuser dans les archives des mouvements associatifs et syndicaux, ou même collecter les témoignages de celles et ceux qui peuvent nous raconter leurs propres luttes. Ensuite, à partir de ces histoires de combats militants (victorieux ou non), on peut effectuer un travail d’analyse et peu à peu reconstituer tout un arsenal d’actions collectives qui soient mobilisables dans nos prochaines campagnes.
Si on reprend l’aspect de praticien, comment opérez-vous en tant que community organizer en France ?
J’accompagne à la fois localement et nationalement les militants qui veulent changer de stratégie et expérimenter des pratiques d’organisation collective. Mais je n’ai pas de méthode “clé en main”. A chaque fois je m’adapte aux défis du terrain, et j’expérimente de nouveaux outils qui me viennent de mon constant travail de recherche. Par exemple, j’accompagne en ce moment un collectif féministe, un syndicat interprofessionnel, une association de lutte pour l’égalité des chances ou encore un projet de coalition associative dans le 19eme arrondissement de Paris. Dans chacun de ces projets, la philosophie est la même, mais les apports méthodiques sont très différents.
Sur le long terme, souhaitez-vous former de futurs community organizers ?
C’est fondamental ! Parce qu’aujourd’hui, il y a encore trop peu d’organisateurs en France, et on ne peut pas entraîner un véritable changement de paradigme militant sans le développement d’une communauté de praticiens pour changer les choses sur le terrain. Sur le long terme, il est donc très important de proposer un programme de formation professionnalisant, qui soit à la fois de bonne qualité, rigoureux et accessible à tous.
Les contenus de cette entrevue ne reflètent pas nécessairement les positions d’iD City mais révèlent de nouvelles méthodes originales de mobilisation qui s’implantent en France.
Pour en savoir plus :
- Site de l’association Organisez-vous !
- Article de Jean-Michel Knutsen, « Pourquoi il faut oublier Alinsky ».
- E-formation gratuite de l’association Organisez-vous !